Djura, l’insoumise aux mille voix : entre musique, lutte et héritage kabyle

Djura, l’insoumise aux mille voix

Derrière le nom de Djura se cache Djouhra Abouda-Lacroix. Une artiste. Une militante. Une femme libre. Elle a porté haut la voix des femmes, la culture kabyle, et les luttes trop souvent passées sous silence. Depuis son enfance jusqu’à la scène, en passant par le cinéma et l’écriture, son parcours est à la fois singulier et universel.

Une enfance entre Kabylie et banlieue parisienne

Djura voit le jour le 3 avril 1949 à Ifigha, un village de Kabylie. Elle grandit au cœur d’une société traditionnelle, bercée par les chants berbères et les récits oraux transmis de mère en fille. En 1954, la guerre d’Algérie éclate. Son père quitte le pays pour aller travailler en France. La famille le rejoint quelques années plus tard. Djura n’a que cinq ans lorsqu’elle débarque à Paris, dans le quartier populaire de Belleville, puis à La Courneuve.

Elle découvre alors un tout autre monde : celui de la ville, du béton, d’un pays qui n’est pas tout à fait le sien. Mais elle garde en elle les couleurs, les sons et la force de la Kabylie. Très jeune, elle se sent attirée par l’art, notamment le théâtre et le cinéma. Elle rêve de devenir comédienne. Mais dans sa famille, ce genre de rêve n’a pas sa place. Les traditions sont fortes, les attentes aussi.

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La rupture pour se reconstruire

À 17 ans, en quête de sens et d’identité, elle retourne seule en Algérie. Un voyage fondateur, mais aussi brutal. Son frère veut la marier de force. Elle refuse. Elle résiste. Elle choisit de revenir en France, seule. Cette décision marque une rupture nette avec sa famille. Une coupure douloureuse, mais nécessaire pour exister en tant que femme et artiste. Elle s’inscrit aux Beaux-Arts et obtient une maîtrise en arts plastiques. C’est là que son engagement prend forme. L’art sera son outil, sa voix, son arme.

Le cinéma comme premier terrain de lutte

Dans les années 70, Djura réalise plusieurs films engagés. Elle y raconte la vie des immigrés, leur quotidien fait d’exil, de solitude et de travail dur. Ses deux premiers courts-métrages, Algérie couleurs et Ciné cité, donnent à voir une réalité que la société française préfère souvent ignorer.

Mais c’est avec Ali au pays des merveilles, en 1976, qu’elle frappe fort. Ce long-métrage met en scène un ouvrier maghrébin confronté à l’indifférence et au racisme. Un film fort, sans filtre, qui rend visibles les invisibles. À travers cette œuvre, Djura montre déjà l’ampleur de son engagement pour les droits des immigrés et l’égalité des chances.

La naissance de Djurdjura : la musique comme cri de liberté

En 1979, elle passe à la musique. Elle fonde le groupe Djurdjura, en référence à la chaîne montagneuse de Kabylie, symbole de ses racines. Elle y embarque ses deux sœurs, Malha et Fatima. Ensemble, elles chantent en kabyle et en français. Leur premier album, Printemps, sort la même année. Les paroles parlent d’émancipation, de résistance, de mémoire, de femmes. La musique est à la fois ancrée dans la tradition et résolument moderne.

Le groupe trouve rapidement son public. Les scènes se multiplient, les passages à la télévision aussi. Le message touche. Le mélange de musique berbère et de discours féministes séduit. C’est une première dans le paysage musical français.

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Une carrière solo, entre musique et écriture

Après la fin du groupe en 1986, Djura continue seule. Elle sort plusieurs albums : Le Défi (1986), A Yemma (1990), ou encore Uni-vers-elles (2002). Sa musique évolue, mais reste fidèle à ses combats : la liberté des femmes, la transmission des cultures, le droit à la différence.

Elle écrit aussi. Et ses mots résonnent fort. Dans Le voile du silence (1987), elle raconte son histoire, ses blessures, ses choix. Elle y dénonce l’oppression des femmes dans les sociétés patriarcales, qu’elles soient en Algérie ou en France. Dans La Saison des Narcisses (1993), elle donne la parole aux femmes musulmanes qui aspirent simplement à vivre libres, selon leurs propres règles.

Une œuvre collective : L’Opéra des cités

En 2008, Djura imagine un projet musical ambitieux : L’Opéra des cités. Une fresque humaine et poétique sur l’immigration, racontée à travers le regard d’une petite fille arrivée en France à l’âge de cinq ans. Elle y retrace l’histoire de trois générations, les liens familiaux, les tensions culturelles, mais aussi les espoirs et les réussites.

Ce spectacle a un objectif clair : créer du lien, réconcilier les mémoires, faire dialoguer les cultures. Une œuvre qui invite à mieux se comprendre pour mieux vivre ensemble.

Reconnaissance officielle et retour sur scène

Le travail de Djura ne passe pas inaperçu. En 2005, elle est faite chevalier de la Légion d’honneur, une distinction qui salue son parcours et son engagement en faveur de l’égalité. En 2017, elle rejoint le Conseil économique, social et environnemental, où elle peut continuer à porter la voix des sans-voix.

En 2015, elle remonte sur scène, notamment au Festival international de Timgad, en Algérie. Ce retour est accueilli comme un événement. Preuve que, des années plus tard, sa voix reste forte, sa présence marquante.

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Un héritage vivant

Djura, c’est bien plus qu’une artiste. C’est une femme qui a su transformer ses blessures en force. Qui a osé rompre avec les traditions pour mieux les défendre à sa manière. À travers ses chansons, ses films, ses livres, elle parle d’exil, de mémoire, de résistance. Elle porte en elle l’âme d’un peuple, mais aussi les combats d’une époque.

Aujourd’hui encore, sa voix résonne. Elle inspire une nouvelle génération, en quête d’identité, de justice et de liberté. Une voix multiple, à la fois douce et puissante, qui continue de bousculer les silences.